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Vanites, ou Les Souvenirs De Guerre D'un Jeune Francais Libre de Louis Tritschler : "Creuser des trous! »
Le désert de pierres, surtout sur ce "foutu" plateau de Bardia, est résistant à la pioche. Il faut s'être fait de nombreuses ampoules pour espérer obtenir un résultat quelque peu satisfaisant. Il fait chaud, l'eau saumâtre - le puits qui nous ravitaille n'est pas un bon puits - est rationnée; le thé chaud, il faut le faire. Sans nul doute l'installation du bivouac à Bardia n'est pas une sinécure.
Encore lorsqu'il s'agit de creuser son trou individuel, celui qui assure une éventuelle protection à soi-même, ou à la rigueur la protection de son véhicule, passe encore; tout le monde comprend le bien-fondé de l'effort à accomplir. Mais lorsqu'il s'agit, désigné de corvée, de creuser le trou des autres, un trou large et profond, pour la tente-popote des officiers par exemple, c'est une autre affaire.
C'est justement la charge qui échoit à une petite équipe du peloton dont, en ma qualité de brigadier de peloton, je suis le chef.
Le capitaine Morel-Deville et ses officiers sont, à n'en pas douter, tous sympathiques et attentifs à leurs hommes. Ils le sont cependant à la manière des... cavaliers et, stationnés longtemps au Levant à la tête de troupes indigènes, ils ont, en campagne comme à la ville, l'habitude de se comporter en seigneurs. Aussi, pendant les travaux de terrassement, ne regardent-ils pas à se prélasser en discutant autour de bières bien fraîches, à cinquante pas des travailleurs que nous sommes. Inutile de dire que cela n'est pas du goût de tout le monde, et qu'il n'en faut pas plus pour soulever des remarques désagréables de la part des plus râleurs, et amener des manifestations de mauvaise humeur.
Ma tâche se complique alors, je dois tout faire pour apaiser ma petite équipe.
Mon petit commandement m'a déjà appris à mieux comprendre le sens de "Grandeur et Servitude militaires". Coincé entre le commandement, dont je suis à mon échelon l'émanation, et les camarades, j'ai le devoir de m'imposer et celui de garder les relations de camaraderie avec ceux dont je partage la vie de tous les jours. Je sais que mon autorité ne peut être réelle sans l'estime et l'amitié de mes amis. Je sais que cela n'est possible que si les ordres que je donne sont exécutables et exécutés. Pour se faire respecter à ce niveau, il faut convaincre que l'on peut faire plus que ceux que l'on commande. Le fait que j'aie accepté, et même recherché le rôle fatigant de motard, et que je ne rechigne pas à prendre la pelle et la pioche m'aide; et puis ils me connaissent tous depuis longtemps, ces têtes dures de la "bande des Bretons", les Freddo Bodénés, Fanch Magueur, Jo Quiniou, Dédé Leroux, Troël, Guillou et Pagliantini, l'Italien de Brest Je n'ai pas de difficultés avec eux, et je suis sûr qu'ils ne cherchent pas à "m'em...". Cette fois cependant j'ai du mal à les faire taire, et, tout à coup, celui que je crois le plus vicieux, notre ami Pagliantini s'écrie:
"J'en ai marre, j'arrête de travailler, et il jette ses outils en s'en allant vers sa tente. - Ferme ta g..., et fais ce qu'on te dit, m'écrié-je, furieux, ne t'occupe pas de ce qui se passe à côté".
Les autres râlent bien aussi un peu, mais poursuivent leur travail. Pagliantini ne m'écoute pas.
Personne, en dehors de l'équipe, n'a entendu et je veux éviter l'esclandre.
J'attends donc que la mission soit terminée et je vais voir notre récalcitrant. Je sais bien qu'il n'a pas réagi contre moi, mais c'est une mauvaise tête; c'est moi qui le commandais et, puisqu'il ne s'est pas comporté en bon camarade, je ne peux laisser passer une atteinte à mon autorité. .
"Je te mets quatre jours de consigne pour refus d'obéissance. Je ne peux lui infliger une punition plus forte, mais le motif est sévère.
- Tu ne vas pas faire ça, réplique-t-il.
- Je me gênerais peut-être. As-tu eu des scrupules à ne pas m'obéir?"
Je suis très en colère. Mais surtout je ne peux laisser passer un tel comportement. Je n'ai encore jamais eu ce genre de problèmes, et Dieu sait si toutes mes ouailles ont près du bonnet. Il en a marre, moi aussi, à chacun d'assumer ses responsabilités. Il doit payer sa faute.
Le lendemain, le capitaine m'appelle:
- "Alors, que s'est-il passé? demande-t-il.
- Pagliantini a fait la mauvaise tête; il a arrêté de travailler sous prétexte qu'il était fatigué, mon capitaine." .
Je me garde bien de révéler la vraie raison de ce mouvement d'humeur.
Cela est mon affaire.
"Bien, il sera sévèrement puni, mais le motif est susceptible de l'envoyer devant le tribunal militaire. Nous sommes en campagne, en plus, me dit le capitaine. Peut-être pourriez-vous le modifier un peu.
- Pas question, mon capitaine. J'ai donné un ordre, il a refusé de l'exécuter. Je n'y peux rien s'il passe le "falot".
C'est bon, conclut le capitaine. Cela vous regarde
Je ne cache pas à Pagliantini mon entêtement à maintenir le motif. Il dit me comprendre et ne pas m'en vouloir. Je crois qu'il est sincère, bien que je m'en méfie un peu. Les autres trouvent ma position normale, et on n'en parle plus. Pagliantini attrape finalement quarante cinq jours de prison dont huit de cellule, mais ne passe pas le falot. Il part rejoindre au P.C. de la brigade un groupe de fortes têtes pour exécuter sa punition et y faire des corvées plus pénibles que celle qu'il a refusée. " Laurent Laloup le vendredi 17 octobre 2008 Contribution au livre ouvert de Emile Jules César Pagliantini | |