Histoires de Français Libres - Christian Berntsen - Le Bac

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Christian Berntsen

 

Pau, Henri IV, Polyeucte et les déserteurs

 


Ce sujet sur "Livres de Guerre"

"Un Viking chez les Bédouins" c'est le titre du livre qu'il a écrit en 1957, mais son aventure étonnante aurait aussi pu s'intituler "Un Bédouins chez les Viking"

Voici quelques une de ses premières pages qui nous emmenent une fois de plus sur le Léopold II

Passer le Bac avec la tête ailleurs

... je surpris un geste de Filtier. Assis à deux tables de moi, il me regardait en souriant, et faisait avec la main un de ces gestes éloquents dont il avait l'habitude; on ne savait jamais exactement ce qu'ils voulaient dire : menace, dérision ou encouragement, mais ils finissaient toujours par vous communiquer un peu de la vitalité de leur auteur. Je souris donc à mon tour, comme par osmose, et répondis par un geste semblable. Il hocha la tête, rassuré. Je me demandai pourquoi. Puis je bâclai une double feuille où il était vaguement question de Phèdre et de Rodrigue. Je terminai un quart d'heure avant la fin de l'épreuve. Et j'eus de la peine à ne pas rire tout haut. Car je savais que je ne serais jamais reçu à ce baccalauréat. Je n'irais jamais attendre, le coeur serré, que l'appariteur du lycée de Pau voulût bien afficher la liste des admissibles.

La seule admissibilité pour laquelle j'allais devoir passer, sous quelques jours, un examen bien plus aléatoire, et que je n'avais pas du tout préparé, c'était l'admissibilité en Angleterre.

- Ça a marché ? demanda Filtier. C'était un petit jeune homme brun avec un grand nez de berger basque, et des yeux vifs qui devaient être noirs. Officiellement, Filtier était lycéen.

Bien sûr, nous disions étudiant. Il exerçait des activités marginales, et se proclamait journaliste. Je n'ai jamais pu trouver un article de lui dans la feuille locale. Il ne m'a jamais proposé de m'en montrer un. L'important était qu'il se dît journaliste et que personne n'en doutât. Ce n'est pas parce qu'on est journaliste qu'on doit écrire dans les journaux. Cela n'a, à y bien réfléchir, aucun rapport. Il ne faut pas se fier aux similitudes nominales. Tout n'est qu'affaire de coïncidences.

- Je ne sais pas, répondis-je. Qu'est-ce que tu voulais dire avec tes grands gestes en salle d'examen ? ajoutai-je.
- Quels gestes ? dit Filtier. Il avait oublié. Il me parla de la réunion du lendemain. Son langage était autoritaire, précis et enthousiaste. Les esprits soupçonneux tenaient Filtier pour un blagueur. Ou bien plutôt ils s'efforçaient de le tenir pour un blagueur. Mais il y avait, sous l'exagération apparente de son discours, un fond de sincérité et de sérieux qui ne rassurait pas du tout leurs partis pris. On n'était jamais sûr avec lui que la lune ne fût pas carrée, pour peu qu'il en eût ainsi décidé. Bien sûr, on l'eût combattu, on eût nié la quadrature de la lune, mais non sans songer : et si c'était vrai, après tout ?

Or, depuis quelques jours, Filtier avait découvert une lune bien inquiétante. Il s'était imaginé que la guerre n'était pas finie. Il avait, par entretiens privés, admonestations publiques, billets, lettres, injures, éclats de rire, tenté de circonvenir son univers immédiat : le lycée, ainsi que les amis de ses parents et les jeunes filles de son entourage.
Il refusait de tenir compte des discours des responsables et de la ruée allemande sur Bordeaux. Les dernières vagues de la catastrophe, parvenues jusqu'à Pau sous forme de militaires en civil, de civils en loques, de vieilles bagnoles, de gardes mobiles, de montée des prix dans l'épicerie, de lamentations publiques, de références désabusées au 'souvenir du bon roi Henri, de louanges encore timides, mais déjà larmoyantes, adressées à un certain maréchal, sans compter la multiplication, fatale en pareil cas, des chiens errants et des jeunes filles perdues de réputation, ces vagues n'avaient pas mouillé mon ami Filtier. Aussi sec que le pic du Midi d'Ossau, il pérorait, le geste méridional et son grand nez brandi comme un doigt de prophète. Il fallait, selon lui, gagner la côte, s'embarquer à bord du premier bateau à destination de l'Angleterre, s'engager dans l'armée anglaise, puisqu'il était certain qu'il n'y avait plus d'armée française et qu'on pouvait supposer qu'il existait encore une armée anglaise.

Réveillant les uns, excitant les autres, il avait fini par. mettre sur pied une réunion, qu'il appelait, en grand journaliste qu'il était, une réunion d'information, et qui devait se tenir, le lendemain 19, en l'un des cafés de la ville.

- Je ne sais pas combien il viendra de monde, me dit-il. J'ai battu le rappel. Tu comprends, les étudiants, ça ne suffit pas. Et puis ça discute trop. Il y aura des types de tous les genres. Et si on discute, je ne veux pas que ça soit sur le projet, je veux que ça soit sur les moyens. Tu comprends, ajouta-t-il après un silence, ça a peut-être l'air d'une partie de rigolade, mais ça n'en est pas une.

Puis il ajouta :
- En un sens, si, c'est quand même une partie de rigolade; on verra plus tard. On verra si on a rigolé.
- Quand ça ?
- A la fin de la guerre, pardi ! J'espère que tu as réussi ton examen.
- M'en fous, dis-je.
- Faut laisser un bon souvenir, expliqua-t-il. Faut qu'on nous regrette. C'est nous la fleur de la nation. Et la fleur de la nation se doit d'avoir au moins le baccalauréat. Tiens, le maréchal Pétain, par exemple...
- Et alors ?
- Il a son baccalauréat.

Nous nous quittâmes. J'avais pris pension dans une maison de la ville tenue par cinq petites vieilles, dont je crois bien qu'elles étaient soeurs et toutes, sauf une, filles. Elles étaient charmantes, menues, me couvaient, me dorlotaient, et me tenaient pour une sorte de jouet animé. Leurs mains étaient gracieuses et leur conversation si délicieuse qu'elle en devenait parfois insupportable.

- Quel sujet avez-vous choisi, dit la première. Je me demandai un pénible instant de quoi elle pouvait bien parler. Puis je leur dis.
- Ah, Corneille ! s'extasia l'une.
- Sarah Bernhardt dans Polyeucte ! murmura une autre.
- Mais Céline, tu te trompes, dit une autre. Nous n'avons jamais vu Sarah Bernhardt dans Polyeucte. Puis, me clignant de l'oeil :
- Céline vieillit, voyez-vous. Savez-vous ce qu'on raconte ? Que cet Hitler aurait tellement d'admiration pour le Maréchal qu'il a décidé d'évacuer le pays immédiatement. Ça me paraît étonnant. Mais, entre militaires, on ne sait jamais.


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Dernière mise à jour le jeudi 01 décembre 2005


La réunion




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