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Jean Bellec : De Quimper à Plymouth, juin 1940 www.charles-de-gaulle.org
" Quimper, 23 juin 1940
Dans la ville, c'est la stupeur. On a tant voulu ne pas y croire à cette défaite ! Mais, dans le flot des bruits affreux qui rampent et éclatent, une chose est malheureusement certaine : les Allemands arrivent. Les rares défaitistes ont le triomphe pâle et chuchotent même qu' « ils » sont déjà à la Préfecture.
A la maison, nous avons comme tous le coeur bien lourd des malheurs de la Patrie. Nous avons, en outre, comme bien d'autres, nos angoisses familiales : mon père, capitaine de réserve, est officiellement porté disparu sur ce qui fut le front. Néanmoins, maman approuve mon projet de partir en Angleterre pour continuer le combat. Elle est d'ailleurs persuadée qu' « ils » prendront tous les hommes, même ceux de ma classe qui n'est pourtant pas encore mobilisée.
Hier, mon grand-oncle, officier de marine en retraite, a entendu, à la BBC, en français, un général qui demandait aux Français qui arriveraient en Angleterre de le rejoindre pour continuer la lutte. Mais une « friture » du poste l'a empêché de comprendre le nom du général. Je me vois déjà dans une rue de Londres, sonnant à la porte de ce général dont j'ignore le nom.
Maintenant il faut agir, il est peut-être trop tard. Dans le froid du petit matin, je cours, mon sac de scout au dos, pour voir mon meilleur ami et l'inciter à partir avec moi. Son père a une voiture, il pourrait nous conduire à un port de pêche où nous trouverons, je n'en doute pas, un bateau pour traverser la Manche. Je suis bien mal reçu : le père ne veut pas réveiller son fils, même pour que je lui fasse mes adieux. Pour lui, notre projet est une folie vouée à l'échec.
Je repars en courant. Sur le conseil de ma mère, je vais voir un vieil ami de la famille, un religieux à la retraite qui a la réputation d'être un sage et qui, c'est important, a une petite voiture. Lui aussi désapprouve mon projet ; il m'en expose calmement les inconvénients, les dangers, l'impossibilité et même l'immoralité. Par respect pour son âge, je ne bronche pas. Je doute de sa sagesse. Tout à coup, il me dit : « Puisque c'est ton idée, je te conduis à Douarnenez ». Dans la voiture, il ne combat plus mon projet, il m'encourage même. Dans sa sagesse, il a compris qu'il est difficile d'enlever une idée solidement ancrée dans le crâne d'un jeune Breton. Parlant comme Churchill, avant l'heure, il prédit « du sang et des larmes ». « Mais », dit-il, « avec la grâce-de Dieu et si les Américains s'y mettent, vous pourrez, peut-être, réussir. Ainsi soit-il, j'espère. » Il me dépose non loin des quais à Douarnenez avec sa bénédiction.
Douarnenez, 23 juin, fin de matinée
J'erre sur les quais où règne un énorme désordre. Des bateaux restent, d'autres partent, mais j'essuie toujours un refus quand je demande à embarquer. Voici une pinasse réquisitionnée par la Marine qui fait, dit-on, la surveillance des sous-marins. Le patron, un officier marinier, dans la quarantaine, n'embarque que des militaires. En trois minutes, j'achète une veste de caporal — l'uniforme ne vaut pas très cher à cette époque. Je reviens en tenue, le patron m'autorise alors à embarquer et, dans la minute, nous partons. Dans mon esprit, c'est pour l'Angleterre.
En mer, 23 juin, mi-journée
Dès que nous sommes en mer, apparaît au-dessus de Brest un énorme champignon de fumée noire, d'allure sinistre : ce sont les dépôts d'hydrocarbures qui brûlent. Le paysage est à l'unisson de la terrible détresse de nos coeurs. A bord, rien à consommer, ni eau ni vivres, seulement des caisses de rhum. Le patron nous autorise à en boire. Dans le ronronnement régulier du diesel, une discussion s'engage. Le patron veut aller à Bordeaux. « Je suis le Maître à bord », dit-il, « Oui, c'est vrai, mais nous sommes quatorze et tu es tout seul. » Tout en buvant du rhum...
Tout le monde réfléchit. Le Maître à bord transige alors : « Je vous conduis à Sein, s'il y a un bateau en partance pour l'Angleterre, vous le prenez ; s'il n'y en a pas, je vous y conduis.» Ces intelligentes dispositions ramènent une plus sereine discipline à bord. La navigation continue en zig-zag. Des avions nous survolent de haut. Amis ou ennemis ?... En quelques heures, nous sommes à Sein.
Ile de Sein, 23 juin, soirée
Ici, mes souvenirs sont moins nets. Depuis trois nuits, je ne dors pas ; une irrésistible envie de dormir m'assaille. Je me souviens seulement qu'un marin pêcheur a prononcé le nom de De Gaulle, que nous avons mangé des langoustes «pour que l'ennemi ne les mange pas». Dès que je comprends que le Ar Zenith, le courrier d'Audierne à Sein, va partir en Angleterre je m'y embarque et je m'endors.
A bord du Ar Zenith, nuit du 23 au 24 juin
Je me réveille en mer. Nous sommes bien en partance pour l'Angleterre, avec environ 70 hommes à bord. La plupart dorment dans la cale. On demande un volontaire pour tenir la barre ; je me présente et j'y reste longtemps, je crois qu'on m'y oublie. Par deux fois au moins dans la nuit, un remorqueur de « La Royale » vient nous donner un nouveau cap. Enfin, on me relève. Je suis malade et je restitue à la mer « ses » langoustes. Je m'endors ensuite dans un amas de cordages. Je me souviens vaguement d'avoir aperçu, dans la pâle clarté du petit matin, les côtes anglaises.
Port de Plymouth, 24 juin, matinée
Dans la matinée, nous entrons dans le port de Plymouth. Dans ce paysage animé, je vois une lueur d'espoir. Nous attendons quelques heures à bord. Je me remets en civil et abandonne à regret la chaude veste militaire. Au débarquement, un scout anglais m'offre un énorme bol de thé au lait. Quel réconfort !
II ne me reste plus qu'à trouver le Général. Ce sera facile, les autorités locales nous y conduiront. " laurent le mardi 14 juillet 2009 - Demander un contact Recherche sur cette contribution | |