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Le 6 juin 1944 - 0.30h "C'était bien là, l'aventure que j'avais appelée de tous mes vœux. Nous étions le 6 juin 1944. L'opération Overlord était commencée. Cette nuit sera la nuit la plus longue". J-F APPRIOU
Les "Unités spéciales"
Fin mai 1944, camp de Fairford dans le sud de l’Angleterre. Le sous-lieutenant de 23 ans Jean-François APPRIOU arrêta sa Jeep devant la barrière où avait été fixé un énorme panneau : STOP-ZONE INTERDITE. La sentinelle casquée s’avança, et, sans un mot, tendit la main. APPRIOU prit sur le siège passager le document qu’il avait déjà présenté trois fois en quelques minutes. Après un examen minutieux, le MP fit un signe et l’ultime barrière se leva. Avant de parvenir à cet endroit le sous-lieutenant avait déjà franchi trois murs de barbelés hauts de deux mètres qui protégeaient les allées de tentes et de filodes. Quelques semaines auparavant, il n’y avait encore, à cet endroit, que la verdoyante campagne anglaise. Aujourd’hui, les Britanniques y avaient élevé un véritable village où étaient mises au secret les « unités spéciales » en vue du Jour J.
APPRIOU gara la Jeep près d’une grande tente devant laquelle avait été fiché le panneau « PC », et se présenta devant le colonel Bourgoin.
- Bienvenue à Fairford, dit l’homme d’une voix bourrue en tendant la main gauche.
Immédiatement le jeune officier remarqua que son supérieur était manchot.
- Mon colonel, savez-vous quand aura lieu le débarquement ?
- Je n’en sais rien. Les British ne nous disent rien, mais je pense qu’ils ne le savent pas eux-mêmes. Tout dépend d’Eisenhower ; mais patience, ça finira bien par arriver…
Quelques minutes plus tard, APPRIOU quittait son chef pour rejoindre une tente où il fit connaissance de ses deux compagnons : le sous-lieutenant Berger, 23 ans et l’aspirant Delaville, 20 ans. Tous trois arboraient sur leur uniforme l’insigne kaki des paras britanniques, deux ailes encadrant un parachute. Sur leur poitrine, leur brevet de parachutiste en métal, encore deux ailes et un parachute surmonté de la couronne royale. Les Français Libres n’ayant pas encore reçu leur propre brevet, s’étaient vu remettre l’insigne anglaise mais pour se différencier, ils en avaient cassé la couronne. Autre signe distinctif de ces soldats évadés de France depuis bientôt quatre ans, tous portaient sur l’épaule un nom tissé en arc de cercle : France.
Après les questions d’usage, les trois jeunes gens sortirent dans le camp, appelés aux séances régulières de gymnastique, afin de maintenir une forme physique indispensable mais aussi pour rompre une inactivité qui, malgré l’excitation, pouvait se transformer en impatience.
Chaque jour, les mêmes questions étaient posées des dizaines de fois parmi la troupe :
- Quand allons-nous débarquer et où ?
Personne ne le savait mais les rumeurs les plus folles parcouraient le camp. En Normandie, dans le Pas-de-Calais, en Bretagne…, demain, dans huit jours…
Les hommes pataugeaient dans la boue. Une pluie têtue inondait le camp depuis une semaine et il fallait faire un gros effort pour aller s’entraîner sur ce que les Anglais appelaient pompeusement « le stade ».
Au matin du 5è jour, tous les officiers furent convoqués sous la tente du colonel. Enfin, ils allaient savoir : Quand ? Où ? Qui ?
En quelques mots clairs et précis, Bourgoin annonça sans la moindre émotion dans la voix:
- Ca y est. La décision a été prise par Ike ; le débarquement aura lieu le 6 juin. Quant à nous, notre régiment sera largué en Bretagne, derrière les lignes ennemies, une partie dans la nuit du 5 au 6 et l’autre dans la nuit du 6 au 7. Vous pouvez disposer ; les ordres de détail suivront.
Dans le camp, une fois les soldats informés par leurs officiers, ce fut une explosion de joie ; enfin, ils allaient pouvoir se battre et libérer le pays qu’ils avaient été contraints de fuir, il y avait déjà bien longtemps.
De retour dans la tente, après l’enthousiasme du début, les trois jeunes gens retrouvèrent leur calme, ils avaient besoin de concentration devant la tâche qui allait leur être fixée. Ce soir là, il leur fallut longtemps pour trouver le sommeil et, allongés sur le lit de camp, dans la fumée des cigarettes blondes, ils se laissèrent aller à des confidences ; le besoin de parler de soi, de leur famille, de leurs espoirs et de leur peur, un moyen d’exorciser cette appréhension qui, depuis quelques heures, après les cris de joie de circonstance, avaient envahi leur corps et leur esprit.
Berger se lança le premier dans les confidences et, derrière l’image du soldat prêt au combat, apparut celle d’un homme résigné que le destin pourrait et allait rattraper bientôt dans cette campagne bretonne qu’il n’avait encore jamais vue.
- De toute façon, moi, si je suis pris, je ne ferai pas un pli. Dès qu’ils auront vu que je suis juif, je suis bon …
Malgré les encouragements que Jean tenta de lui apporter, il semblait convaincu que son sort était déjà écrit.
Vers minuit, Delaville et Jean, sortirent de la tente, laissant Berger à l’écriture d’une lettre.
- Jean, j’ai un service à te demander. Je suis sûr que je vais être tué pendant cette opération.
Malgré une réaction de surprise, Jean se garda de l’interrompre.
- Toi, tu t’en tireras ; alors il faut que tu me promettes… j’ai écrit une lettre à ma mère, promets-moi de la lui envoyer s’il m’arrivait malheur…
Malgré son galon d’officier, malgré sa responsabilité envers les hommes qu’il allait commander au feu, Delaville était encore un enfant dont les dernières pensées, à l’instant du sacrifice, allaient vers sa mère.
Jean promit et plia l’enveloppe avec soin, la glissant dans sa poche d’uniforme.
- Aller, il vaut mieux essayer de dormir….
Le lendemain, chaque officier fut convoqué séparément devant des officiers anglais et le colonel qui devait leur indiquer la tâche précise qui leur avait été attribuée.
– APPRIOU, toi tu seras largué avec tes hommes dans la nuit du 6 entre les Côtes d’Armor et l’Ille-et-Vilaine. Ta mission, faire sauter la voie ferrée entre Dinan et La Brohinière, puis la voie Paris-Brest à quatre kilomètres de là, au nord de Caulnes ; tous les détails pour la suite de ta mission et les cartes sont là. Prends les et étudie tout cela. Inutile de te dire que le pays est infesté de Boches mais je suis sûr que d'être largué en Bretagne, ça te fait plaisir, pas vrai ?
– J’en suis vraiment heureux dit Jean en prenant les documents qui lui étaient destinés.
Revenir en Bretagne, à la tête de son stick, les armes à la main pour se battre contre les Allemands ! La Bretagne qu’il avait quittée quatre ans plus tôt lorsque les premières motos allemandes étaient arrivées dans son village du Finistère. Que de choses s’étaient passées depuis ce mois de juin 1940, cette traversée hasardeuse sur un bateau de pêche à la barbe de l’ennemi, quatre ans à travers le monde dans les territoires de l’empire et puis, son galon d’officier obtenu au camp Colonna d’Ornano, le Saint-Cyr des Français Libres…
-Demain, je vais revoir mon pays… peut-être ma famille…
Pour l’instant, il lui fallait se concentrer sur sa mission, bien s’en imprégner, afin de l’expliquer le mieux possible à ses hommes qui, comme lui, attendaient de savoir. En lisant les instructions, en étalant les cartes et les photos aériennes, Jean découvrit ce qu’allaient être les prochaines heures, les plus hasardeuses de sa brève existence.
Les Anglais n’avaient, comme d’habitude, rien laissé au hasard ; un spécialiste expliqua alors à Galliou-Castel comment interpréter les photos de ses objectifs ; grâce à un petit appareil d’optique qu’il se plaça sur le nez, il lui fut possible de voir en relief les accidents de terrain, les habitations, de repérer les voies ferrées… Avant même d’embarquer dans son avion, Jean savait qu’il devait atterrir dans un champ de blé, près d’une ferme composée de deux corps de bâtiment autour d’une cour où se trouvait une énorme meule de foin de forme oblongue. Il fut impressionné par tant de précision et par l’assurance du sous-officier anglais qui donnait ces détails.
Quelques heures plus tard, chaque stick fut appelé pour percevoir son matériel et certains objets ne manquèrent pas de surprendre les paras français. Tout ce qui était nécessaire à l’évasion, en cas de capture, était dissimulé dans l’uniforme : une scie à métaux avait été glissée dans une couture, une carte de France très fine pliée dans la doublure du blouson de saut avec une réserve de billets de banque français et allemands. Un tricot de peau en grosses mailles faisait partie du paquetage ; on indiqua aux paras que, s’ils tiraient sur un fil à un endroit précis, ils pourraient obtenir une pelote de ficelle de dix mètres, suffisamment résistante pour permettre de descendre de plusieurs étages…
Les heures qui séparaient les paras de l'embarquement devenaient de plus en plus difficiles à supporter. Ils vérifiaient une nouvelle fois l’équipement; les officiers relisaient leurs instructions; tout proches, les avions étaient fin prêts à décoller. Depuis le matin, des informations étaient diffusées dans le camp par haut-parleur et, entre deux communications, deux disques passaient inlassablement ce qui, à la longue, ne manqua pas d'irriter les occupants du camp. Ces deux airs devaient leur devenir familiers parce qu'ils serviraient de signal pour toutes les émissions radio destinées aux paras en opération: "Sur le Pont d'Avignon" indiquerait le début de l'émission et "Je tire ma révérence sur les routes de France" indiquerait la fin de la vacation radio.
L’heure approche. Les avions rangés sur le terrain de Rivenhall subissent les ultimes vérifications. A Fairford, les paras sont de plus en plus tendus. Jean, une fois encore, relis ses instructions ; il veut tout savoir par cœur, ne pas être pris au dépourvu. Berger et Delaville semblent avoir oublié un moment leurs tristes pressentiments et, conscients de leur responsabilité envers leurs hommes, se préparent pour le grand saut, la grande aventure dont ils savent qu’ils ne reviendront pas. C’est à cela que l’on voit les héros, ceux qui sont volontaires pour une noble cause et qui, résignés et sereins, partent malgré tout vers cette terre inconnue où les attend leur ultime mission.
L’ordre est venu par les haut-parleurs du camp. Il faut maintenant vérifier les armes, remplir les chargeurs, régler les harnais des parachutes, se noircir la face au point d’être transformés en masses sombres où tout détail doit disparaître. Convoqués dans la salle de briefing, les chefs de stick, assis tels des élèves dans une classe, écoutent les « intelligence officers » leur détailler encore davantage les missions. Chaque officier reçoit un nom de code à utiliser pour communiquer par radio avec Londres. Jean, désormais, est Pierre 14.
Sur l’aérodrome de Rivenhall, les camions déversèrent leur cargaison d’hommes harnachés, casqués, lestés par leur « leg bag ». Les moteurs des avions tournaient déjà et les paras s’apprêtaient à monter à bord, lorsqu’une Jeep arriva à grande vitesse sur le tarmac. Les généraux Kœnig et McLeod avaient tenu à saluer ceux qui allaient bientôt reprendre pied sur le sol de la France occupée.
Jean et ses hommes se dirigèrent vers l’Albermale N°14 dont les hélices tournaient déjà. Il était Pierre 14 et il regarda le numéro de l’avion sur sa gauche. Il n’y avait pas de Pierre 13. Dans ces moments là, les Anglais n’avaient pas voulu prendre le moindre risque d’éveiller des superstitions.
En grimpant les trois marches de l’échelle métallique, chaque para regarda derrière lui ; il voulait, une dernière fois se remplir les yeux de ces images de sécurité, de ce camp seulement éclairé par les projecteurs de piste.
Pendant la phase de décollage, les ordres étaient de s’allonger sur le plancher de l’Albermale et, une fois dans cette position, il était impossible aux paras de bouger, collés les uns aux autres comme sardines en boite. Dès l’entrée dans la carlingue Galliou-Castel retrouva « cette vieille odeur familière d’huile, d’essence et de métal et aussi cette sensation oppressante d’être bouclé dans un cercueil volant. Suit une courte période déplaisante de quelques minutes avant l’envol pendant que le pilote essaye ses moteurs au sol […] L’avion manœuvre pour se mettre en position de départ sur la piste bitumée, les moteurs ronflent, la carlingue vibre… » (J-FA)
Après quelques minutes de vol, le navigateur donna la permission aux paras de s’assoire face à face, le dos appuyé au fuselage. L’avion était si étroit que les jambes se trouvaient emmêlées.
Il fallut 1.30 heure avant de survoler la côte française. Pendant tout le temps de la traversée Galliou-Castel avait repensé à sa mission, revu tous les détails appris par cœur. Près de lui, les deux pigeons voyageurs que lui avait confiés un sous-officier anglais quelques minutes avant le départ, dormaient dans leur minuscule cage, sans doute bercés par le ronronnement des moteurs. Certains paras somnolaient aussi, ceux qui avaient réussi à évacuer l’appréhension du saut ; les autres étaient tendus à l’écoute du moteur, ne pouvant ou ne voulant pas s’endormir ; l’un d’entre eux, dont les lèvres remuaient imperceptiblement, trouvait dans la prière, le réconfort et le courage dont il craignait de manquer.
- Vingt minutes !
Le navigateur réveilla tout le monde par ces deux mots criés dans la carlingue. Ceux assis près d’un hublot tentèrent vainement d’apercevoir le sol, leur pays maintenant si proche.
Soudain, le ciel s’illumina de rais de lumière qui se croisaient alors que les détonations de la Flak allemande parvenaient à couvrir les bruits des moteurs de l’Albermale. Les tirs durèrent plusieurs minutes et les hommes, craignant de lire la peur dans les yeux de leurs camarades, regardaient au loin, au-dessus des têtes. Mourir avant d’avoir pu toucher le sol de France, quelle injustice ! quelle déception ! pensa Galliou-Castel. Tant d’espoirs si longtemps entretenus qui s’évanouiraient en une seconde, ça ne serait pas juste… La côte une fois dépassée, les tirs cessèrent.
- Quatre minutes !
Le dispatcher s’était approché et, sans qu’il soit nécessaire de donner un ordre, les hommes se levèrent et se mirent en file indienne, tournés vers la queue de l’appareil. Galliou-Castel se trouvait au milieu pour que, au moment de l’atterrissage, il soit le moins possible isolé de ses hommes.
- Deux minutes !
Le dispatcher s’approcha de la « baignoire » et d’un geste sec en actionna l’ouverture ; par le trou noir, l’air frais s’engouffra dans la carlingue.
- Down there is your beloved France, prononça t-il avec le sourire.
A cet instant, aucun muscle ne bougeait plus chez les paras ; tous étaient tendus, concentrés, transformés en statues… Soudain le voyant lumineux vert s’alluma au-dessus de la trappe et de l’obscurité.
- Go !
Un seul mot et chaque para fit un pas en avant, reçut une claque dans le dos et plongea dans le vide. Un choc, le parachute qui s’ouvre, le crissement de la soie dans le vent, la chute qui se ralentit… Il est 0.30 du matin. Galliou-Castel regarda vers le bas au-delà de son leg-bag qui se balançait sous ses pieds ; il espérait déjà apercevoir ses repères, mais il ne voyait rien, le noir, seulement la nuit parsemée par les corolles des hommes qui l’avaient précédé lors du saut.
Un choc. Le sol. Le parachute qui s’étale en silence sur le champ de blé. Galliou-Castel s’agenouilla, enfonça ses ongles dans la terre, cette terre de France si longtemps espérée, cette France dont la libération venait de commencer.
(Inspiré par Jean-François APPRIOU, Mémoires, Tome 3, « J’ai sauté en terre de France ») APPRIOU Daniel (le fils) le vendredi 06 avril 2012 - Demander un contact Recherche sur cette contribution | |