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"Je revois sur ce parvis un ami, alors bien plus âgé que moi. Il était peintre, juif, oranais. Il avait 40 ans. C'était le plus vieil engagé de la division. Le chef de notre bataillon admirait son talent de dessinateur. Il l'avait chargé de faire, sous forme de croquis, un journal de campagne. Il s'appelait Maurice Adrey, et ses œuvres viennent d'être exposées à Lourmarin, auprès des œuvres de tous les peintres amis de Camus. Il ressemblait à Charlie Chaplin. Non à Charlot, mais à Charlie. Il était discret, méfiant, agile, et il bafouillait plutôt qu'il parlait. Devant Notre-Dame, il paraissait assommé par tant de souveraineté, fasciné par tant de rayonnement. Mais soudain, il a trouvé en lui des trésors d'éloquence pour me dire qu'on voyait bien ici que la force qui dominait les peuples n'était pas celle de la religion mais celle de l'art. Ce qui le frappait, c'était la présence de républicains espagnols qui, chez eux, pendant la guerre civile, avaient sans doute participé à la destruction de quelques églises. Adrey me disait: «Tu verras, tu ne vivras rien d'autre de supérieur.» C'était sa nature de refuser les déclins. Cinq ans après, il s'est suicidé après avoir passé des journées entières à contempler les œuvres de Picasso. On ne pouvait peindre, selon lui, après le géant catalan. Or il était peintre."
Jean Daniel
Le Nouvel Observateur  Laurent Laloup le mardi 03 juin 2008 Contribution au livre ouvert de Maurice Moïse Adrey | |