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Pierre René Sicaud - son Livre ouvert ! Extrait de son livre, Pierre Joël Le renflement sourd, à la fois proche et lointain, des moteurs. Le froid, par la trappe ouverte. Au-dessus de nos têtes, une petite loupiote de forme allongée lutte, avec plus d’obstination que de succès, contre la nuit de la carlingue, Je devine cependant mes gars dans les ténèbres. Sous l’ombre du casque, j’arrive à distinguer le renflement d’une pommette, le creux d’une joue, l’arrête d’un nez, la virgule d’une narine, le pli d’une bouche, la rondeur ou la fossette d’un menton. Tous les visages sont tournés vers moi. Les yeux, des trous d’ombre, mais je sens leurs regards fixés sur moi. Tout à l’heure, le premier, je passerai par cette trappe ouverte. Mes gars me suivront.
Il y a un mois, nous avons quitté Auckinleck… et nos petites amies de Cumnock, d’Ayr, de Kilmarnoch et de Glasgow. En pleine nuit, on nous a embarqués pour une destination inconnue. Le petit matin nous a retrouvés dans un autre camp : un camp secret ! Pas si secret, cependant, que nous n’ayons appris, une heure plus tard, qu’il était proche de la petite ville de Cirencester (prononcez C’cester (Cicester) si vous voulez passer pour quelqu’un de bien) dans le Gloucestershire.
À dix-huit heures, comme les autres, je suis allé toucher mon « pépin ». Je l’ai essayé. J’ai réglé et ajusté sangles et courroies à ma taille. Au sortir de la « briefing-room »< le Capitaine nous a réunis, les chefs de platoons et les chefs de sticks ; il nous a donné ses instructions. Moi et mes hommes, nous sommes prêts, nous attendons. Désœuvré, je sors de la baraque. Le jour n’en finit pas de mourir. Le terrain s’étend à perte de vue, désespérément plat, désespérément vide. Dans le crépuscule qui palpite, j’éprouve un sentiment de tristesse, teinté d’angoisse. Tout est si plat, si uniforme, à l’infini. L’horizon n’existe plus. Ça ce perd… loin, loin, loin… Et je me sens tout seul au centre de cette immensité, de cette nudité, de cette désolation, de ce vide. L’unique survivant d’un astre mort ! Je rentre dans la baraque, J’y retrouve la vie.
Les camions livrent à domicile. Ils déposent les hommes lourdement chargés, par petits paquets, près des avions. Sur la carlingue du mien, en avant de la cocarde de la R.A.F., un grand S blanc : S, for Sugar… or for Sarah ! À vingt pas de l’appareil, parachute au dos, mes gars couvrent, colonne par un. Ils déposent leg-bags et armes dans l’herbe, à leurs pieds. « Garde-à-vous… À gauche, gauche… Comptez-vous. » « One, two, three, four… » « Inspection ». Je m’assure que les sangles sont bien passées et les courroies bien agrafées, que les pépins sont correctement brélés, que l’armement est complet, en un mot, que tout est paré. « Repos ». En croquant un morceau de chocolat, je blague avec mes gars. Pendant ce temps, harnachés comme pour une expédition polaire, les membres de l’équipage gagnent le poste de pilotage. Au moment d’escalader à son tour l’échelle, le commandant de bord, un grand gaillard blond m’adresse un large sourire et, clignant de l’œil, le pouce de la main droite levé, me lance un joyeux « O.K. ». Peu après, la silhouette du dispatcher s’encadre dans la porte de la carlingue :
- Emplane, Sir.
En fille indienne, moi fermant la marche, nous nous hissons à bord du Lancaster.
Un moteur tousse, crache, éructe, puis ronfle puissamment. Un deuxième fait de même. Tous les quatre tournent maintenant à plein régime. Adossés à nos leg-bags, assis à même le plancher, nous vibrons des vibrations de l’appareil. Lourdement, comme un gros oiseau pataud, le Lancaster se met en marche : il quitte son aire de stationnement. Il roule lentement dans l’herbe, cahotant dans les trous, buttant contre les taupinières. Sa course se fait douce et régulière ; elle s’accélère. La piste défile sous la trappe ouverte. Un coup de frein. L’avion s’arrête. Il vire en réduisant ses moteur gauches et en accélérant ceux de droite. Venant du poste de pilotage, le dispatcher fait son apparition. Il s’immobilise et nous regarde, prenant possession de nous tous dans ce regard. Puis, posément, enjambant les guiboles de mes gars allongés sur le plancher, il parvient jusqu’à moi et s’accroupit :
- Are you ready for take-off, Sir?
- Yes, ready.
Il repart. La porte du poste se referme sur lui.
La voix des moteur s’élève, s’enfle jusqu’à devenir un grondement qui emplit l’univers.
L’appareil frémit, vibre, tressaute, secoué par en vent de tempête. Soudain libéré, il bondit. Il coure, il coure, de plus en plus vite et, dans un rugissement triomphant, il décolle, glorieux, vainqueur de la terre et de la pesanteur.
Je suis assis près de la trappe ouverte. La nuit est claire. Des champs, des haies, des boqueteaux. Aux creux des vallons, les tours carrées des églises veillent sur les hameaux endormis. Tout est si calme, si ordonné, si paisible, si bucolique, si étranger à toute idée de violence que j’ai peine à croire que mes hommes et moi, dans vingt minutes, dans trente tout au plus, nous quitterons le giron du gros bombardier pour nous jeter dans le vide et nous battre.
Baignées par l’éclat de la pleine lune, les falaises d’Angleterre élèvent dans la nuit une barrière laiteuse que nous pardons vite de vue. Rien, que ronflement des moteurs ; rien que la nuit. Deux. Trois courtes rafales : le mitrailleur-arrière essaie ses armes. Soudain, le noir d’encre de la mer se frange d’un liseré blanc, lumineux, qui ourle des plages, dessine des pointes et des caps, s’incurve en baies et en criques, brode des iles et des récifs. Le liseré blanc des lames brisant sur une côte : la côte de France, la côte bretonne. Spontané, mal assuré d’abord, tremblant d’émotion, mais s’affermissant vite, entonné par tous, un chant s’élève, mâle et guerrier, couvrant celui des moteurs : « Allons enfants de la Patrie… ». Comme s’il n’avait attendu que se signal, sortant de la cabine de pilotage, le sergent-dispatcher fait de nouveau son apparition. Il me rejoint au bord de la trappe.
- We are running in, Sir. Please get ready.
Comme en termes galants ces choses-là sont mises ! Décemment, après si aimable invitation on ne peut faire autrement que d’aller, tout aussi galamment, en découdre ou se faire trouer la peau !
Je me lève et donne l’ordre à mon stick de se préparer. Cela s’opère posément et sans trop de jurons. Ultime inspection : je vérifie le harnachement, l’équipement, l’armement de chacun de mes hommes. À mon tour, j’ajuste et boucle les sangles de mon parachute. J’accroche au câble d’acier tendu dans la carlingue le mousqueton de ma static-line. Mon leg-bag fixé à la jambe gauche, je tâte le colt pesant sur ma hanche droite. Je passe la main sur les deux grenades accrochées à mon ceinturon, sur la gammon-bomb gonflant ma veste camouflée. Je m’assure, du bon arrimage de mon poignard à ma cheville et à mon jarret. Prêt, je m’avance jusqu'à la trappe, le bout de mes souliers bien joints, en dépasse le bord. Je saisis une membrure de l’appareil, pour ne pas tomber, j’attends l’ordre de sauter.
Le régime des moteurs faiblit. Nous perdons de l’altitude. Sous mes pieds, baignée de lune, la terre de Bretagne vient à moi. Les fermes : toits d’ardoise, murs blanchis à la chaux. Les boqueteaux, denses et noirs. Le quadrillage des muretins de pierres sèches sur le fond sombre des champs. Le ruban clair des chemins creux entre les haies épaisses. Le plus extraordinaire des feux d’artifice me tire brusquement de ma contemplation attendrie. Des milliers d’étoiles naissent, éclatent, s’éteignent et se rallument tout autour de nous. Des dizaines et des raies lumineuses convergent vers nous. Un orage de grêle s’abat sur l’appareil, martelant plans et carlingue. Le Lancaster frémit et s’ébroue comme un cheval sous l’éperon. Il se cabre, plonge, se dérobe et, pour tenter de dérégler le tir de la flak et pour lui échapper, se livre à une prodigieuse chorégraphie. Émerveillé, captive par la beauté de cet étrange ballet, je reste debout à l’extrême bord de la trappe, parfaitement inconscient du danger. Le calme retrouvé, l’avion vire, se redresse et suit de nouveau une route bien droite.
Un feu rouge illumine soudain la carlingue.
- Action station, hurle le dispatcher.
Jarrets fléchis, muscle bandés, je suis prêt à sauter.
Feu vert.
- Go !
Le hurlement déchire mes oreilles et déjà se perd. Comme un projectile, pieds en avant, je passe à travers la trappe. La nuit me happe, m’aspire. Libéré de tout, immatériel, vitesse pure, je parcours le ciel étoilé. Le vent siffle et fouette mon visage. Un froissement soyeux. Le fasseyement d’une voile. Un claquement au-dessus de ma tête. Un choc affaibli, mais très perceptible, dans mon corps. Mon parachute est ouvert ! Je lève les yeux et vois une large corolle kaki se balancer doucement dans la nuit claire.
Je saisis mes harnais à pleines mains et rectifie ma position dans les sangles. Pour le plaisir, je tire sur les suspentes. Pour le plaisir de sentir la résistance du parachute à ma traction, pour le plaisir de me sentir porté. Nos avions ne sont plus qu’un bourdonnement qui décroit. Puis, c’est le silence. À peine largué, mon leg-bag pend au bout des dix mètres de corde passés à mon ceinturon. Je regard sous mes pieds. Deux fermes. Une seule, près d’une mare scintillant sous la lune. Le carré clair de la cour, avec la tache sombre du tas de fumier dans un coin. Un chemin d’un blanc laiteux s’en va à l’aventure. La terre monte vers moi, de plus en plus vite. L’assaut des arbres et des haies… Le noir : j’atterris tout debout, mes deux pieds bien à plat, dans l’herbe molle. Vent nul. Un atterrissage comme je n’en ai encore jamais fait ! Le « roulez-boulez » est parfaitement inutile. Mon parachute, flotte, ondule, hésite un instant et se referme très doucement, très lentement à côté de moi, comme une fleur qui clôt ses pétales à la nuit.
Débarrassé de mes sangles et de mes harnais, je tombe à genoux. Je m’abats sur la terre, je la prends, je la saisis à pleins bras. Je l’embrasse à pleine bouche, la terre, la terre de France, la terre de mon pays. Le baiser qu’elle me rend a l’odeur de trèfle, d’humus et d’herbe gonflée de rosée. Cet instant-là, je l’attends depuis quatre ans !
Tandis que je roule mon pépin, pour le cacher, les chiens aboient à grands coups de gueule dans la nuit.
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Une automitrailleuse flambe. Un chleuh bondit hors du brasier. Une rafale brève, rageuse : le chleuh boule comme un lapin, s’abat et reste immobile, bras en croix, face contre terre sur la place dévorée de soleil.
Un char allemand brûle dans la nuit. L’éclatement de grenades. Des jurons. Des ombres courbées détalent à toutes jambes le long des talus.
Trois corps jaillissent des hautes herbes. Trois corps s’abattent sur les servants de la pièce. L’éclair des poignards. Un « ah » d’étonnement, plus que de douleur. Le sang chaud qui pisse sur la main quand la lame se retire. Trois corps pantelants sur la terre sèche, entre les flèches de la pièce.
Plabennec, Ploudaniel, Loperhet, Landerneau, Le Folgoët… Avec mon capitaine, je suis le libérateur de ma ville natale : Lesneven !
La porte ouverte sur la fraîcheur du vestibule. Un pied sur le seuil. Au moment d’entrer, j’hésite : Oh ! une seconde… une fraction de seconde. Un cri. C’est Annick qui le pousse, je crois bien :
- Pierre-Joël !
Mais, je me souviens clairement de mon père me serrant sur sa poitrine. Sa moustache pique ma joue. Le bonheur rayonne dans ses yeux. Les larmes perlant au bout des cils. Sa voix, un peu enrouée répète comme une litanie :
- Pierre-Joël… Pierre-Joël… mon petit gars.
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Nuit noire, dense, sans étoile. Nuit absolue. Sur ce terrain pentu l’atterrissage n’a pas eu la douceur de celui de Bretagne. Mon pépin roulé, carabine au poing, leg-bag sur l’épaule, je m’interroge. Ça carillonne de partout dans la nuit. Les cloches semblent se répondre. « Ils sont complètement fous, ces couillons, de sonner les cloches pour notre arrivée. C’est le plus sur moyen de nous faire repérer par les Fridolins ».
Des herbes froissées : trois ombres, quatre ombres se dirigent vers moi. Je fais glisser mon leg-bag, et arme en silence ma carabine.
- Salut, rien de cassé ?
Je laisse retomber mon arme. Des gars du maquis, du maquis du Lomont que nous venons encadrer et aider.
- Salut. Non, rien de cassé. Tout va bien. Mais, dites-moi, pourquoi sonnez-vous les cloches ? Vous savez, on vous aurait bien retrouvés sans ça.
- Des cloches ? Mais on sonne pas les cloches !... Ah ! Vous voulez dire les clarines ? Ce sont les vaches dans les près.
Les vaches !... Vous parlez d’un comité de réception !
Lorsqu’on sait de quoi il s’agit, les sonnailles des clarines dans la nuit ne sont pas sans charme.
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La pluie, insidieuse, obstinée, tombant goutte à goutte des feuilles s’insinue entre mon cou et le col de ma vareuse. Le battle-dress mouillé, je dois rester là, transi, sans bouger. Aux aguets dans le sous-bois, les autres ne sont pas mieux lotis que moi… à commencer par le capitaine. Maigre consolation ! Ça ne réchauffe pas mes pieds dans les bottes détrempées. Mon genou enfonce dans le tapis spongieux des feuilles mortes. Le spectacle de nos deux prisonniers « frisous » - deux pauvres zigs cueillis sur le chemin de l’embuscade – n’arrive même pas à me dérider. Le plus long et le plus maigre est assis, les yeux perdus dans le vide, hébété. L’autre, accroupi à son côté, le pantalon tirebouchonnant sur les chevilles, de trouille, fait en diarrhée sous lui.
Lointains, des pas martèlent la route. Le détachement allemand que nous attendons.
Pont-de-Roide, Hautechaud-de-Roide, Saint-Hippolyte, Clerval, l’Isle-sur-le-Doubs, Geney, Accolans, Épinal… Au fil des embuscades, au fil des accrochages, au fil des combats, au fil des coups de main, la compagnie fond. Elle est exsangue.
Nous sommes seuls, accrochés au talus du chemin creux, le stick du capitaine, celui de Lieutenant Quellen et le mien : trente-six hommes ! Le bataillon américain dont nous devions faciliter l’avance par notre diversion a décroché. Ne sachant trop ce qu’ils ont devant eux, les S.S. n’osent pas bouger : ils tâtent. Depuis deux heures un déluge de fer et de feu s’abat sur nous : tir de l’artillerie américaine, tir des mortiers et des 77 allemands. Impossible d’avancer, impossible de reculer. Au moindre mouvement, embusqués aux lisières du village, les panthers, tirant à vue, font sur nous des cartons. Et pourtant, il fait beau !
Posément, sans haine, sans pitié, les deux coudes bien ancrés dans la terre molle du talus, je vise. Il est là ; au centre de l’œilleton de ma carabine, au ras du guidon. Enfoui dans le feuillage du pommier abattu, immobile, il se croit parfaitement camouflé, invisible. Je vise longuement au cœur. Il glisse très lentement, très doucement entre les branches : c’est fini. Il avait descendu Rosset-Cournand, mon camarade, et le sergent américain, là, à mon côté.
Un coureur fonce dans le chemin, à demi-courbé. Un claquement sec. Il s’abat à mes pieds. J’ai eu le temps de voir son visage. Un de mes gars, tout jeune. « Maguet, pourquoi griffes-tu la terre de tes doigts ? Est-ce pour t’y enfoncer ? Pour retourner plus vite là d’où tu viens ? Ou bien, est-ce pour ne pas la quitter ?... Réponds-moi, Maguet ».
Maguet, et vous, tous les autres, de là-haut en nous regardant, vous devez, bien souvent, rigoler… d’un rire amer !
Les anciens de çi, les anciens de ça. La sonnerie aux Morts. La minute de silence. Les gueules de circonstance. Les gerbes et les couronnes cravatées de tricolore. Les petits parachutes de marguerites sur fond de violettes de Parme… De la foutaise ! Une bonne occasion de se retrouver autour d’un demi ou d’un pernod et de raconter des coups. Moins on en a faits, plus on en a à raconter ! L’alcool aidant, l’œil attendri, ça permet d’imaginer qu’on a été un héros !
Le monde des vivants se fout bien de vous. Tout juste si vous valez encore la farce hypocrite des cérémonies et des discours officiels !
Cependant, tout oubliés que vous êtes, mes camarades, mes copains, mes gars, je vous envie. Je vous envie de ne pas le connaître ce monde affreux, ce monde pour lequel vous n’étiez pas plus faits, pas mieux armés que moi. Je vous envie parce que vous, au moins, vous êtes partis en croyant à quelque chose, à quelque chose qui valait qu’on lui donnât sa vie. Je vous envie, parce que vous êtes partis jeunes, heureux et puis… Que ne suis-je parti avec vous ?
Dans quelques heures je vous retrouverai. Au Tribunal de mon jugement vous serez, c’est normal, les assesseurs de Dieu. Comprendrez-vous, alors, qu’on en arrive à trahir son idéal en voulant lui être trop fidèle ? Comprendrez-vous que, de désillusion en désillusion, de dégoût en dégoût, d’humiliation, de révolte en révolte, on puisse en arriver là où je suis arrivé ?
À ce Tribunal vous serez aussi, vous qui avez engraissé les tulipes et les prairies déjà bien grasses de Hollande.
Mon Dieu ! Que vous êtes nombreux !
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18 Juin 1945. Anniversaire de l’appel lancé cinq ans plus tôt sur les ondes de la B.B.C. Sur les trottoirs de l’avenue de la Grande Armée, nous attendons. L’ordre de défiler arrive, enfin !
Le choc sourd des talons sur l’asphalte : nos deux bataillons se mettent en marche. De l’autre côté de la chaussée, du même pas que nous, le 1er R.C.P. avance. Franchie la haute voûte, fraîche et sonore, de l’Arc de Triomphe, passée la flamme qu’agite le vent, nous débouchons dans l’azur, dans le soleil. Là-bas, très loin devant nous, tout au bout du moutonnement vert des frondaisons, aiguille blanche dressée sur la toile de fond des Tuileries, l’obélisque. De chaque côté de l’avenue, la foule, la marée humaine. Il en monte une rumeur océane. Des milliers, des milliers, des milliers de têtes, pressées les unes contre les autres. La rumeur devient clameur : « Vive les paras. Vive les S.A.S » Sous le ciel bleu, ensoleillé, lumineux, emplissant ses poumons de l’air chaud et léger qui le grise, Paris est heureux, Paris est en fête, Paris crie sa joie.
Place de la Concorde. Au pied de l’obélisque, une estrade. Sur l’estrade, en brochettes superposées, les personnalités, les hommes de l’heure, du jour, du moment… de l’histoire. Devant cette estrade, comme le bouquet de feu d’artifice au point culminant de sa trajectoire, le défilé s’épanouit, éclate : des troupes vont à gauche, vers la Rue Royale et la Madeleine, les autres vont à droite, vers le Pont de la Concorde et la Chambre des Députés.
Sur la grisaille de cet étalage, deux silhouettes se détachent. Un pain de sucre, dont une chiure de mouche souille la blancheur, autrement immaculée : le Sultan du Maroc, en gandourah. L’autre, tout en hauteur, tout en longueur, tout en majesté, tout de kaki vêtue, domine la première de la tête et des épaules : le Général de Gaulle.
- Tête… droite !
Trois seconde… Quatre secondes, je ne vois plus rien que Lui. Lui dont la voix, à l’heure la plus sombre, a fait naître en moi l’aube de l’espérance. Lui à l’appel de qui j’ai répondu il y a cinq ans de cela. Lui dont l’appel fait que je défile aujourd’hui devant Lui : Charles de Gaulle.
Durant ces cinq années, pour moi, pour tous mes camarades, pour tous mes gars, il a été le Chef. Mieux que le Chef, le symbole vivant de la Patrie opprimée mais résistante. Le Bon Dieu qu’on révère, dont on entend la voix, tombant du ciel, dont on suit aveuglément les commandements… Mais qu’on ne voit jamais !
Cinq ans ! Ce défilé, pour le voir enfin, de loin, quelques instants et, certainement, pour ne pas être vu de ces yeux dont le regard se perd très loin, bien au-delà de nous qui lui rendons les honneurs. bruno Sicaud le mercredi 06 décembre 2017 Recherche sur cette contribution | |