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"Surveillé par la Gestapo - ou plutôt le SD - dès 1940, Robert Heitz, figure intellectuelle strasbourgeoise, est arrêté en mai 1942 : on l'accuse notamment d'être lié à la rédaction d'un rapport antinazi. Interrogé dans les locaux de la Gestapo à Strasbourg, il est interné dans les prisons de Kehl, d'Offenbourg puis de Wolfach jusqu'à la fin d'août 1942. Faute de preuve, il est libéré mais rapidement repris, avec d'autres membres du "réseau Bareiss" qu'il a rejoint à l'été 1941, interné à Kehl puis au camp de Schirmeck. Dans ce livre de souvenirs rédigés en 1945, peu après sa libération, Robert Heitz s'attarde, dans un premier temps, sur les interrogatoires qu'il a, dès lors, subis des mois durant. Du côté des policiers de la Gestapo, c'est l'habituelle tactique "de la violence alternant avec les exhortations patelines" (56). L'auteur échafaude des histoires afin d'avouer sans avouer, "charge" des camarades disparus ou hors de danger. Avec l'un de ses interrogateurs, dénommé Darmstoedter, l'affrontement psychologique prend le tour d'une compétition sportive, où les deux adversaires finissent par se respecter. De manière générale, le ton de l'auteur, peu vindicatif, plus antinazi qu'anti-allemand, tranche avec celui, vengeur et germanophobe, de la plupart des témoignages de résistants victimes de la répression nazie parus à la même époque.
Déféré devant la justice militaire, Heitz est jugé en mars 1943 par le tribunal de guerre de Strasbourg et condamné, avec une dizaine d'autres camarades du "réseau Bareiss", à la peine de mort. Du maréchal Pétain jusqu'au premier bourgmestre de Stuttgart, qui intercède auprès de la chancellerie du Reich, les interventions se multiplient pour obtenir la grâce des Alsaciens. L'auteur tente de rapporter, au mieux, le climat mental qui est le sien durant ces huit mois dramatiques dans l'antichambre de la mort. Transféré à la prison de Bruchsal, il est officiellement gracié, avec ses amis, en novembre 1943. Le moral s'améliore, mais le régime disciplinaire est toujours plus éprouvant - "la faim intolérable" (139), le froid (l'hiver 1943-1944 est fort rude), la solitude, etc. Par chance, la bibliothèque de Bruchsal est riche de 6000 volumes. Pour tromper l'ennui, Heitz lit tout ce qu'il peut lire - c'est-à-dire avant tout des livres de doctrine ou "orientés", comme la somme de Houston S. Chamberlain Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts (La Genèse du XIXe siècle), dont le style lui rappelle celui de Léon Daudet ! Le souvenir de ces nombreuses lectures est l'occasion pour l'auteur de livrer une déconstruction intellectuelle du nazisme et du racisme. A partir du mois d'août 1944, Robert Heitz peut tenir son journal. Il suit avec passion l'avancée des troupes alliées, se réjouit de la libération de l'Alsace et fait la chronique des bombardements, de plus en plus présents et inquiétants, qui finissent par détruire Bruchsal en mars 1945. Le prisonnier est alors évacué à la prison de Ludwigsbourg puis libéré le 20 avril. Avant son retour à Strasbourg quatre jours plus tard, il ne peut se dérober à l'étonnante et fastueuse invitation du premier bourgmestre de Stuttgart. S'il souligne le changement d'attitude des gardiens allemands à son égard à partir de 1944, il le fait sans ironie exagérée et avec une empathie peu commune. Homme intelligent et philosophe, il exhorte ses camarades de la Résistance à ne pas se laisser gagner par l'amertume et l'esprit de vengeance.
Dans ses mémoires, Souvenirs de jadis et de naguère (chez l'auteur, 1963), Robert Heitz ajoute "quelques compléments, qu'il n'était pas possible de publier en 1945" (10). L'auteur ignorait alors que son activité de résistant au sein du "réseau Bareiss" s'inscrivait dans le cadre du réseau CND-Castille du colonel Rémy. Il livre aussi le "véritable roman d'aventures" dont le premier bourgmestre de Stuttgart, Karl Strölin (auquel il doit en grande partie d'avoir eu la vie sauve en 1943), "a été le personnage principal" (180-181) : l'intéressé fut l'un des principaux artisans du complot contre Hitler du 20 juillet 1944. L'auteur raconte enfin que son manuscrit A mort ne dut qu'à l'insistance de Vercors d'être publié, un an après sa soumission aux éditions de Minuit : la modération de ses jugements à l'égard de "certains allemands" aurait choqué, et "l'éditeur prit soin de laisser pourrir dans ses caves les paquets de livres qui étaient destinés à la vente en dehors de l'Alsace" (116)."
www.ego.1939-1945.crhq.cnrs.fr Laurent le lundi 30 mai 2016 - Demander un contact Recherche sur cette contribution | |