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Frère de Jean Dreyfus, Compagnon de la Libération
Extrait de "La statue intèrieure" de François Jacob :
De temps à autre, dans la voiture, Roger sifflote quelques notes de l'air de Trénet : Y a d'la joie. Un peu agaçant. Arrêt pour déjeuner, dans un village d'Auvergne. Devant une petite auberge, nous nous affalons tous les quatre autour d'une table. Soudain, par la fenêtre ouverte, une voix s'élève, une voix chevrotante, la voix de Pétain, chargé le matin même de constituer un nouveau ministère : « Français, c'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat... J'ai demandé l'armistice dans l'honneur et la dignité... »
Quand la voiture repart, il y règne une vive animation. Derrière l'angoisse, la voix du Maréchal a libéré les passions. Le premier, Roger s'enflamme. Roger D., un vieux copain. On jouait aux billes ensemble au parc Monceau. Longtemps, on avait été dans la même classe au lycée Carnot. J'avais beaucoup d'admiration pour lui, pour son aplomb, sa clairvoyance, son humour. Pour ses qualités d'athlète aussi : il jouait dans une équipe de rugby. Pour ses bonnes fortunes, enfin : des charmantes venaient souvent l'attendre à la porte du lycée. « C'est mon grand frère qui me les repasse », disait-il modestement. Sitôt dans la voiture, Roger se déchaîne. Contre Pétain, contre les militaires. Tous des incapables qui n'ont même pas su faire leur métier pour préparer cette guerre. Comme les traîtres, les félons, les salauds de tout poil qui veulent un Hitler à Paris pour redresser ce pays et rétablir un ordre menacé par le Front populaire. Il se prend au jeu. Il monte le ton. Il s'écoute crier. Tous des salauds. Tous des combinards. Des aveugles. On leur a dit, pourtant, ce qui allait se passer. Il l'a même écrit, Hitler, Il a écrit qu'il casserait tout ce qui le dérange. Qu'il réduirait ses ennemis en bouillie. Qu'il en ferait des esclaves du grand Reich. Mais les gens se foutent de tout ici : ce qui les intéresse,c'est le petit boulot pépère, l'apéro à midi, la bonne femme le samedi soir, les vacances, la pétanque. On ne va tout de même pas se laisser faire. On ne va pas rester ici à attendre l'arrivée des SS pour leur faire risette. Quand ils seront là, ce sera terminé. Ce n'est pas ce vieux gâteux de Pétain qui les empêchera de faire ce qu'ils veulent. On ne discute pas avec les nazis. On leur casse la gueule. Il n'y a qu'une chose à faire : continuer à se battre. Et, pour se battre, il faut quitter la France. Aller là où l'on pourra.
(...)
C'est à Mao que j'appris la terrible nouvelle de la mort de Roger D., mon vieux copain, mon frère. Il avait fait partie de l'expédition de Dakar, avec le détachement d'artillerie. En Afrique, nous avions d'abord été séparés : il était resté à Brazzaville tandis que j'allais au Gabon avec la Compagnie de marche. Puis, quand j'avais été affecté à l'infirmerie de garnison à Brazzaville, il était toujours là et suivait le cours d'élève-officier. Pendant deux ou trois mois, nous nous vîmes beaucoup. Je l'avais retrouvé, comme toujours fort et doux, cynique et tendre. Ses moindres propos m'amusaient. Surtout, il avait le don de dire, avec une précision un peu moqueuse, soit ce que je n'osais pas dire, soit même ce que je n'osais pas penser. Dans cette vie militaire, dans son école d'aspirant, il trouvait une sorte d'épanouissement physique, une harmonie qui me confondait. Malgré les heures sombres de ce printemps 1942, il avait, en la victoire finale, une foi inébranlable. Comment imaginer, quand je quittai Brazzaville pour Douala, peu avant l'invasion de l'Union soviétique par Hitler, comment imaginer que je ne le reverrais plus ? Nommé aspirant, Roger avait été affecté à Moussoro, au nord de Fort-Lamy, peu après mon arrivée à Mao. Nous n'étions guère qu'à deux cents ou trois cents kilomètres l'un de l'autre. Je cherchais comment nous rencontrer, quand j'appris le drame. Près de Moussoro, les hommes d'une tribu avaient volé des vaches d'une autre tribu. Avec sa section de tirailleurs, Roger avait été chargé d'aller récupérer les vaches. Ayant aperçu les fuyards, il se lança à leur poursuite, seul à cheval en avant de ses hommes. C'est alors qu'embusqué derrière un épineux, l'un des voleurs de vaches lui lança une sagaie qui l'atteignit en plein cœur. Que Roger fût mort, qu'il fût mort ainsi, longtemps je ne parvins pas à le croire. Lui, si lucide et si gai, si plein de vie et de générosité, si désireux de se battre pour son pays et la dignité de l'homme, finir ainsi dans une rixe de tribus. Quel ami c'était ! Quelle densité il a encore dans ma mémoire, quelle fermeté ! Parmi ceux de ma génération, peu de figures ont gardé des contours aussi nets.
(...)
A Alger, pendant ma permission, j'ai habité chez les parents de Roger D. qui s'étaient réfugiés là. Ils avaient été durement touchés depuis quelques mois. Car à la mort de Roger s'était ajoutée celle de son frère aîné Jean, tué dans des conditions atroces, lui aussi. Membre actif de la Résistance à Alger, il avait, la nuit précédant le débarquement américain en novembre 1942, dirigé le groupe chargé d'occuper la poste centrale. Occupation effectuée sans histoire. Après quoi, un escadron du 5e Chasseur, le régiment d'Alger, avait pris position devant la poste. Jean D. était sorti pour tenter de discuter avec le commandant de l'escadron. En vain. L'entretien terminé, Jean repartait pour rentrer dans la poste quand brusquement, sans préavis, un adjudant du 5e Chasseur lui a tiré deux balles de revolver dans le dos. Jean est mort quelques heures plus tard. Une sagaie dans le cœur, d'un côté ! Deux balles dans le dos, de l'autre ! Quel destin pour ces deux frères, tous deux magnifiques athlètes ; tous deux pleins de vie, de santé, d'humour ; tous deux Français libres de la première heure. Dans ces épreuves, M. et Mme D., ainsi que leur fille, avaient conservé une dignité, une générosité qui faisaient l'admiration de tous. Laurent Laloup le dimanche 10 juin 2007 - Demander un contact Recherche sur cette contribution | |